La ville à bras-le-corps

 École Jonathan

Crédit photo : Jonathan Bélisle

Lors des premières soirées chaudes de l’été, je réécoute invariablement Do the Right Thing, du réalisateur Spike Lee. Je replonge avec délice dans l’ambiance fiévreuse de Brooklyn par temps de canicule. La névrose générale induite par la chaleur étouffante, sur fond de tensions sociales toujours brûlantes d’actualité, l’inconfort météo qui pousse à vivre dehors, brouillant la frontière entre la vie privée et publique et intensifiant les frictions, j’aime tout de ce film. Une scène particulièrement réjouissante pour le spectateur lui aussi accablé par la canicule : en plein après-midi, on dévisse une borne-fontaine qui gicle en pleine rue, les enfants comme les adultes s’y précipitent, avant d’être interrompus par la police. Une réappropriation spontanée et festive de l’espace urbain, dans un lieu où rien n’est pensé pour soulager le citoyen.

Ainsi, le mois de juin 2019 a été le plus chaud jamais enregistré, à l’échelle mondiale. Alors que la chaleur s’installe chez nous, la fièvre nous prend. À Montréal, les 50 000 tonnes de déchets laissés en bord de rue par les déménagements de la première fin de semaine de juillet ramollissent au soleil, plongeant la ville dans une ambiance de folie caniculaire. Assise sur mon balcon hier, je vaporisais sur mon visage l’eau destinée à mes plantes en fixant la cour asphaltée à l’arrière de mon logement. Je rêvais d’y descendre avec une pioche, de casser la surface dure pour aménager un petit carré vert, fantasmant sur la fraîcheur et l’humidité du sol, et sur le moment cathartique où j’arracherais l’asphalte qui nous fait cuire. Oui, être pris dans l’étuve de la ville, alors qu’elle échappe de plus en plus à ceux qui l’habitent, rend un peu fou.

Il y a cependant de vraies bonnes raisons de réduire le couvert d’asphalte et de béton dans l’espace urbain. Les surfaces minérales, on le sait, favorisent les îlots de chaleur, surtout si elles sont foncées. Les arbres, la végétation, agissent en revanche comme des climatiseurs naturels. L’écart de température entre les espaces verts et les espaces minéralisés est souvent spectaculaire : une dizaine de degrés, voire plus. Et comme les surfaces minérales sont imperméables, elles empêchent le ruissellement naturel des eaux de pluie, si bien que plus de la moitié des précipitations se retrouvent dans les égouts au lieu d’être absorbées par le sol. Cela favorise les débordements, les inondations, la pollution des cours d’eau. Alors que le climat se réchauffe et que les risques d’inondation s’accroissent, la déminéralisation apparaît comme une étape essentielle pour rendre la ville plus résiliente.

Ce n’est pas un hasard si les initiatives en ce sens se multiplient un peu partout au Québec. Le projet Sous les pavés, par exemple, coordonné par le Centre d’écologie urbaine de Montréal (CEUM), propose aux citoyens de différentes collectivités de se regrouper pour déminéraliser eux-mêmes certains sites choisis. Douze sites répartis à travers la province, à Gatineau et à Anjou notamment, ont été ciblés et seront sous peu débarrassés de leur croûte asphaltée, si ce n’est pas déjà fait.

Le principe est assez simple : on invite les citoyens et les communautés à choisir un site et à s’impliquer directement dans sa conversion en espace vert. On choisit des lieux significatifs, fréquentés par la communauté : une cour d’école, le stationnement d’un centre communautaire, une ruelle morne. On dessine des plans et, le temps venu, on se lance. Tout est fait à la main, évidemment — mon fantasme de la pioche n’est pas bien loin. « Comme ça, on sensibilise les citoyens aux enjeux écologiques, mais on leur donne aussi une occasion très concrète de s’engager, me dit Véronique Fournier, directrice générale du CEUM. Souvent, le citoyen se sent démuni, il n’a pas beaucoup de possibilités d’action face aux changements climatiques. »

Ici, on crée une occasion qui ne pourrait pas être plus concrète : on prend la ville à bras-le-corps, on se réapproprie les lieux qu’on habite à mains nues, contribuant ainsi de façon visible à la transition écologique. Il y a aussi là une dimension sociale importante, une question d’équité : « Souvent, les milieux les plus vulnérables aux changements climatiques sont aussi les plus socialement vulnérables », remarque Véronique Fournier. Il n’y a qu’à observer la répartition des îlots de chaleur à travers Montréal pour s’en convaincre…

Une question d’équité, donc, que l’accès à la verdure, ce qui souligne aussi la nécessité de repenser plus généralement la place qu’occupe le bitume dans nos vies — bien au-delà d’une simple question esthétique. Mais alors qu’on s’apprête à construire un tunnel sous l’île d’Orléans, on se dit qu’on file plutôt à toute vitesse dans la direction inverse, sur une autoroute bien asphaltée.

Article rédigé par Aurélie Lanctôt, paru dans Le Devoir le 5 juillet 2019.